Sìxto Rodrìguez
Sìxto Rodrìguez
« Sugar Man » : Un OVNI nommé Rodrìguez
La carrière de Sìxto Rodrìguez reste un bel exemple de rendez-vous manqués. Né le 10 juillet 1942 à Detroit, là où Motown a bâti son empire, il grandit dans une famille assez modeste, qui a quitté le Mexique pour s’installer aux Etats Unis dans les années 20. Ce Nord Est américain, dominé par l’industrie métallurgique, est aussi le théâtre d’une misère sociale et d’une injustice qui a très vite interpellé le jeune Sìxto. Armé de sa guitare, il sort son premier single, “I’ll Slip Away”, sous le nom de Rod Rìguez à l’aube de ses 25 ans sur une maison de disques locale.
Les choses sérieuses commencent lorsque le label Sussex lui propose un contrat pour enregistrer un premier album. Sussex, fondé par Clarence Avant (ex Motown, proche de Quincy Jones et futur créateur du label Tabu) est une filiale de Buddha Records qui, entre la fin des années 60 et le début des années 70, a surtout œuvré pour la Bubble Pop, un style musical très léger qui a permis aux groupes et chanteurs pour adolescents pré-pubères d’installer leurs notoriétés souvent éphémères. En mars 1970 Cold Fact apparaît dans les bacs. Ce premier opus, Cold Fact, installe son spleen intense entre chaque sillon mais ne rencontre pas le succès escompté. A la croisée des chemins sur lesquels se seraient perdus Bob Dylan et Johnny Rivers époque Whisky A Go-Go, Rodrìguez étale ses pensées souvent sombres, mélancoliques et réalistes sur fond de Folk lente et de Blues plaintif.
Malgré la solidité de ses compositions (Rodrìguez ne tombe pas dans le piège des reprises), Cold Fact se heurte à l’incompréhension de ses contemporains. Au moment où cet album sort des presses, le monde a déjà son lot de chanteurs contestataires. Et pour ce qui est de la Soul, ou en tout cas des artistes issus de l’écurie Motown, certains d’entre eux comme Marvin Gaye n’allaient pas tarder à enfin se débarrasser du joug de leur imposant président, Berry Gordy, pour prendre la parole et adresser des messages forts, réalistes et aussi un brin plus universalistes que ceux portés par Rodrìguez. Notre héros n’a pas eu à gagner son indépendance auprès d’un patron de maisons de disques à l’image de Gordy : sa liberté artistique était acquise chez Sussex… Et c’est peut être cela qui a provoqué l’échec aussi bien commercial que critique de Cold Fact à l’époque. Alors que les plus grands labels Soul (Motown, Stax, Atlantic, Chess…) voient leurs artistes phares se diriger vers de grandes multinationales à l’aube des 70’s, Buddha et sa filiale Sussex misent sur un album et un artiste beaucoup moins psychédéliques que les envolées euphorisantes d’un Sly and the Family Stone. Un pari risqué qui n’a malheureusement pas porté ses fruits…
Cold Fact ayant loupé sa cible, Rodrìguez décide d’enregistrer la suite, Coming From Reality, à Londres. L’exil a su profiter à pas mal d’artistes. Lorsque Marvin Gaye séjourne en Belgique au début des années 80, il en ressort avec son dernier titre légendaire, “Sexual Healing”. En sens inverse, Dusty Springfield a eu le courage de quitter son Angleterre natale pour s’imposer comme une star de la Soul aux Etats Unis (puis par extension à travers le monde). En enregistrant son deuxième disque à Londres, Rodrìguez opte pour une production un peu plus minimaliste mais ne parvient pas à trouver une direction musicale qui tranche avec ses premières chansons. Coming From Reality connait le même triste sort que son prédécesseur. Ce n’est définitivement pas l’heure du succès pour notre homme.
Une fois rentré dans son Michigan natal, Sìxto travaille sur les chantiers de démolition tout en décrochant un diplôme de philosophie. Pendant un moment, il caresse même une carrière politique en se présentant aux élections locales de Detroit (sans parvenir à devenir maire de la ville). Cette vie qui ressemble à des tiroirs à double fonds met en lumière tous les paradoxes qui caractérisent la personnalité de Rodrìguez au point de le définir comme un Ovni, un incompris : il est ce chanteur à la voix d’ange écorché et un poète laissé de côté pour des raisons surement providentielles. Car s’il ne connaît pas la reconnaissance du peuple américain, il en jouira pleinement, et sans le savoir, sur d’autres continents.
Comme un vrai faux départ, tout (re)commence au milieu des années 70 lorsque Sussex met un terme au contrat qui le lie au chanteur. Un label australien rachète son catalogue et diffuse ses chansons à travers le pays. Le succès qu’il rencontre sur ces terres lointaines le tire momentanément de sa vie rangée. Il se rend sur place pour rencontrer ses fans. De ce premier revival découle une compilation, At His Best (1976), mélange de ses deux premiers albums et quelques titres rares, et Rodrìguez Alive (1981), unique témoignage de l’artiste sur scène (il s’agit d’une captation d’un de ses concerts australiens).
Mais le parcours de Rodrìguez ne s’arrête pas là. Cold Fact fait surface en Afrique du Sud dans les années 80 via des cassettes pirates que la jeunesse du pays adopte instantanément. Le message de ce troubadour désabusé fait mouche dans ce pays où les tensions politiques et l’apartheid divisent encore le pays. La voix presque d’outre tombe de Rodrìguez et le mystère qui entoure son personnage encouragent la rumeur qui l’annonce comme mort, ou en tout cas disparu, depuis plusieurs années. Encore une fois, à son insu, il devient un chanteur culte, cette fois en Afrique du Sud. Il est loin de savoir que des presses de ce pays sortent la majorité des exemplaires de ses propres disques destinés au marché local et au reste du monde.
Les années 90 voient la prolifération des sites internet et nombreux sont les fans qui décident de rendre hommage à leurs idoles. Un site consacré à Rodrìguez et conçu par deux admirateurs sud africains, qui, persuadés que le chanteur avait disparu de la circulation, ont fini par publier un avis de recherche, attire l’attention de la propre fille du chanteur. Rodrìguez a vent de cette histoire et décide de donner une série de concerts, pour la plupart à guichets fermés.
A bien y penser, les rendez-vous manqués de Rodrìguez n’étaient – finalement – que les prémisses, les longues étapes d’un chemin de croix qui allaient le mener vers une reconnaissance inattendue mais sincère : celle de peuples aux quatre coins du globe. Le sentiment d’injustice qui a marqué son enfance a trouvé son écho le plus cinglant dans son non-succès dans son propre pays. Mais cet originaire du Mexique a finalement réussi à toucher, pour des raisons autant différentes qu’il y a d’hommes, plusieurs générations d’amoureux de chansons aux beaux textes. Il y a certes beaucoup de mélancolie dans les paroles de Rodriguez. Lors de sa sortie, “Sugar Man” et son apologie de la drogue pouvaient sonner comme une caricature de ce que la jeunesse connaissait et expérimentait à l’époque. « Cause » rappelle à quel point nos sociétés actuelles se sont acharnées à tuer le travail, jusqu’à faire de l’Homme un être sans cesse déprécié, sans que la religion puisse y faire quelque chose (mettant ainsi en échec un large pan de la pensée américaine qui ne cesse de remettre son sort entre les mains de Dieu). 40 ans plus tard, c’est la constance et l’intemporalité de ces thèmes, sans oublier les métaphores qu’ils peuvent susciter, comme un témoignage qui met à nu les blessures de chacun et ce besoin de s’enivrer d’espoir, qui font de la musique de Rodrìguez cette Time Capsule qui tourne autour de la terre pour être admirée par les vrais rêveurs (ceux qui ne connaissent que trop bien les non-sens de la réalité).
Depuis la réédition de Cold Fact en 2009 par Light In The Attic Records, Rodrìguez ne cesse de briller un peu plus dans la lumière. Cet intérêt de plus en plus intense pour sa musique reflète peut être l’état d’esprit d’un public qui cherche à renouer avec des émotions et des pensées plus profondes, comme pour trouver dans la vie et les mots de Rodrìguez des clés ou un réconfort à l’heure où certaines libertés reculent. Et au-delà de ce message, le succès tardif mais amplement mérité de Sìxto Rodrìguez, qui trouve en le film « Searching For Sugar Man » son ultime consécration, est sans aucun doute la plus belle leçon d’espoir qu’il n’a jamais osé écrire et chanter.
La BO du film, composée des chansons de Rodrìguez est déjà disponible. Plus d’infos par ici.