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Jeff Buckley

Grace

«  Est-on malheureux parce que l’on écoute de la musique pop, ou est-ce que l’on écoute de la musique pop parce que l’on est malheureux ? » se demandait Nick Hornby dans son roman culte Haute Fidélité (Ed. 10/18, 1995). Aucune musique n’a mieux illustré cette question existentielle que celle de Jeff Buckley, figure absolue du romantisme tragique, dont l’unique album Grace, sorti en août 1994, a marqué toute une génération d’esprits dévouée à la cause de la pop music sensible.

jeudi 24 septembre 2015
jeffbuckley

Quand Jeff Buckley entre enfin en studio d’enregistrement le 20 septembre 1993, soit près d’un an après avoir signé chez Columbia, personne ne sait quelle direction va prendre son premier album original, lui qui a surtout été habitué à faire des reprises le lundi soir au Sin-é dans le Lower East Side. Et s’il semble déterminé dans ses choix de carrière – malgré la horde de directeurs artistiques qui lui courait après, le label Columbia sera en fait le seul à accepter toutes ses conditions, y compris une grande liberté artistique –, ce n’est pas pour autant que l’élaboration de Grace sera un parcours de santé. Dans les entretiens qui accompagnent la réédition Grace Legacy Edition en 2004, le producteur de l’album Andy Wallace raconte que Jeff et ses musiciens pouvaient improviser pendant des heures en studio, toujours à la recherche d’un nouveau son, d’une nouvelle idée.

Pas étonnant lorsque l’on connaît la passion de Buckley pour le rock progressif façon Yes, Rush ou Genesis. Cela donnera des titres comme « So Real », sa grande fierté, qu’il insistera pour rajouter au tracklisting contre l’avis de son label. Ou encore « Dream Brother », le chef d’œuvre discret de l’album, subtile déclaration d’amour à Tim Buckley (le titre est une référence à son morceau « Dream Letter »), son père disparu et double musical, dont l’héritage ne refera surface que très tard dans son parcours artistique. Heureusement, certaines pistes sont plus faciles à mettre en boîte. C’est le cas de « Last Goodbye » et « Eternal Life », composées alors qu’il habitait encore à Los Angeles, ou de « Grace » et « Mojo Pin », pourtant les deux titres les plus déconstruits de l’album : pour ces deux-là, leur co-auteur Gary Lucas, ancien camarade de Buckley au sein du groupe Gods & Monsters, viendra participer à l’enregistrement, accélérant ainsi le processus. Au final, trois reprises viendront compléter ce véritable patchwork musical ne reculant devant aucun obstacle rythmique ou vocal : « Lilac Wine » de James Shelton popularisée par Nina Simone, « Corpus Christi Carol » de Benjamin Britten et bien sûr « Hallelujah » de Leonard Cohen, sans laquelle l’histoire des télé-crochets n’aurait probablement jamais été la même. Au milieu de toutes ces digressions sonores, une constante néanmoins : sa voix. C’est elle qui donne sa cohésion à l’album, cette voix dont on ne sait plus si c’est Buckley qui la domine ou l’inverse, tant elle est devenue le vecteur inconscient de l’émotion transmise par la musique et l’aura de son chanteur. Cristalline et écorchée à la fois, elle semble porter en elle tous les malheurs du monde. D’ailleurs, de « Grace » à « Last Goodbye », en passant par « Lover, You Should’ve Come Over », il est toujours question d’adieux aux résonnances prémonitoires pour celui qui se noiera trois ans plus tard dans les eaux du Mississippi.

Réécouter Grace aujourd’hui, c’est donc se surprendre à redécouvrir des sonorités étranges et aventureuses, des rythmiques emportées et sauvages, supplantées au fil des années par l’émotion se dégageant de l’album, celle d’une tristesse libératrice qui transcende chacun des morceaux. Si autant de songwriters se revendiquent encore aujourd’hui de Jeff Buckley, c’est bien parce qu’ils ont gardé en mémoire cette essence, cette « Grace » qui a plongé l’année 1994 et toutes celles qui ont suivi dans une douce mélancolie. Nous pouvons alors rassurer Nick Hornby : que ce sentiment ait été provoqué en nous par une musique aussi sensible, ou que nous l’ayons projeté dans cet album my(s)thique, n’a finalement plus beaucoup d’importance.

Julia Rivière

Écouter l’album sur Deezer et Spotify